Le modèle de la bancassurance repose sur une intégration poussée de la banque et de l’assurance. Généralement, un grand groupe bancaire filialise une société d’assurance, qui propose des garanties aux clients bancaires. L’idée n’est pas tant de conquérir des clients que de les rentabiliser en les multi-équipant.

Souvent, une part majoritaire voire écrasante du chiffre d’affaires de l’organisme d’assurances est apportée par la banque. Cette dernière est omniprésente dans la vie de l’organisme d’assurances :

  • Elle est actionnaire majoritaire ou exclusif de l’organisme d’assurance. A ce titre, elle bénéficie d’une part importante des résultats techniques et financiers générés par les produits d’assurance et a le dernier mot dans leur répartition – dans le respect des obligations réglementaires
  • Elle distribue les produits de l’assureur, contre rémunération, parfois en exclusivité
  • Elle gère une grosse partie des contrats voire des sinistres et prestations, moyennant là aussi rémunération.

Le transfert de valeur de l’assureur au banquier peut également prendre la forme, dans le domaine de l’assurance-vie ou de l’épargne-retraite, de rétrocessions des commissions versées par les gestionnaires d’actifs auxquels l’assureur confie les encours des assurés.

Ce mélange des genres est propice aux conflits d’intérêts, et les dispositifs réglementaires s’étoffent progressivement : Directive sur la Distribution d’Assurance (DDA), transparence des frais sur l’assurance-vie et l’épargne-retraite, facilitation de la résiliation, etc.

Néanmoins, il était de notoriété publique, dans la profession comme en-dehors, que certains produits comme l’assurance emprunteur et les garanties moyens de paiement présentaient des équilibres extrêmement favorables à l’assureur et que celui-ci versait des commissions colossales au banquier distributeur, représentant parfois la quasi-intégralité de la prime.

L’EIOPA a décidé de frapper fort en émettant le 4 octobre 2022 un inhabituel « avertissement » public à l’ensemble du secteur, dont l’intitulé courtois mais limpide est « l’EIOPA appelle à un meilleur rapport qualité-prix dans la bancassurance dans un avertissement aux banques et aux assureurs »[1].

Cet « avertissement » fait suite à une revue thématique[2] sur les contrats d’assurance emprunteur distribués par les banques, publiée le même jour. L’EIOPA s’est intéressée aux contrats d’assurance couvrant les emprunts immobiliers, les crédits à la consommation et les cartes de crédit.

Une revue thématique couvrant un périmètre très large

L’EIOPA a interrogé 174 assureurs et 145 banques. Ces acteurs représentaient en 2020 une collecte totale de 8,3 milliards € de primes pour 38 millions de contrats d’assurance emprunteur vendus dans l’année, de 5,5 milliards € de primes pour 44 millions de contrats d’assurance de crédit à la consommation, et 615 millions € de primes pour 8,9 millions de garanties de cartes de crédit.

Une situation européenne très médiocre, la France pas la moins bien lotie

Ses principales conclusions sont sévères – au niveau européen, rappelons-le :

  • La concurrence est entravée et le choix des produits limités : 66% des banques ne proposent le produit d’assurance qu’aux clients empruntant chez elles, 83% pratiquent une forme ou une autre de « vente liée », la moitié des banques n’informent pas les clients qu’ils disposent du droit de faire couvrir leur prêt par un assureur tiers. Les évolutions récentes du marché français ont justement pour objectif de protéger un minimum le consommateur de cette tendance européenne.
  • La comparabilité des produits est faible : il n’y a d’homogénéité sur les garanties ni entre leur dénomination, ni dans leur couverture et leurs exclusions, ni dans les âges limites, ni dans les délais de carence ou de franchise, ni dans les politiques tarifaires envers des clients d’une même population assurable. Les bancassureurs français ne sont néanmoins pas pointés particulièrement du doigt à ce sujet.
  • Il est ardu de résilier ou de changer d’assureur : 43% des assureurs indique qu’il est nécessaire d’obtenir l’accord de la banque avant de résilier, 22% demandent à leurs assurés de rembourser le prêt avant de résilier, et 70% des banques refusent le maintien d’assurance en cas de rachat de prêt immobilier ! Heureusement, les évolutions législatives nationales récentes ont largement amélioré la situation française, même si elle reste perfectible.
  • Les produits ne sont pas adaptés aux besoins et préférences des consommateurs : peu voire aucune adaptation au profil assuré du fait de la prédominance de contrats groupe souscrits par la banque – ce qui peut être vu comme un avantage du fait de la mutualisation plus importante, et les ¾ des assureurs ont des exclusions relatives à l’état de santé. Ce sujet est réel pour le marché français.
  • Les pratiques de vente sont problématiques : dans 83% des banques, le personnel chargé des ventes de crédit est également chargé de la vente des produits d’assurance les couvrant ; les clients peuvent donc ne pas être attentifs aux caractéristiques des garanties, étant accaparés par la compréhension du produit couvert – le crédit lui-même. 34% des banques utilisent des schémas de commissionnement problématiques, avec par exemple une commission supérieure pour la vente d’un crédit intégrant l’assurance. Il s’agit d’un des deux principaux griefs au niveau du marché français.
  • Les profits sont très élevés et les conflits d’intérêt latents : en moyenne, 74 à 92% des primes d’assurance servent à couvrir les frais et rémunérer le banquier et l’assureur. La situation française est cette fois-ci considérée comme problématique.

Un partage de la valeur bien trop défavorable pour ne pas faire réagir l’EIOPA

C’est certainement ce dernier point qui a provoqué l’avertissement bruyant de l’EIOPA.

En effet, les taux de rémunération de certaines banques européennes sur les produits d’assurance qu’elles distribuent relèvent de niveaux qu’il est difficile de ne pas qualifier de confiscatoires : on parle selon les produits et les banques de taux de commissions jusqu’à 90% de la prime totale…. à tel point que près d’un cinquième des banques générait, sur la période 2018-2020, plus de revenus via la vente de produits d’assurance que via la vente de crédits !

Si ces données concernent l’intégralité du marché de l’UE, la France est dans une position intermédiaire : seules 20% des primes sont utilisées pour payer les prestations des contrats d’assurance de crédit à la consommation, et 35% pour les prestations des contrats d’assurance d’emprunt immobilier – le reste étant réparti entre les frais et la rémunération de l’assureur et du banquier.

A titre de comparaison, ces taux sont de l’ordre de 80 à 90% pour les garanties d’assurance santé et automobile en France, historiquement très concurrentielles et dominées par les assureurs traditionnels – même si la croissance des bancassureurs sur une partie de ces segments est très forte.

Un plan d’actions susceptible d’alarmer les bancassureurs mais de réjouir le reste du secteur

Si la situation française est moins mauvaise que la situation européenne dans son ensemble, elle est pourtant loin d’être satisfaisante pour le superviseur.

Il annonce donc la couleur avec un plan d’actions en forme d’avertissement général. Si la première action prévue est le lancement d’un dialogue avec le secteur de la bancassurance en Europe, le reste est très offensif :

  • Emettre le désormais fameux « avertissement » public
  • Partager les conclusions de cette revue thématique avec la Commission Européenne, qui ne manquera pas de proposer des instruments législatifs pour renforcer la réglementation applicable en vue de régler ces dysfonctionnements majeurs du marché
  • Travailler de concert avec les autorités de supervision nationales, dont l’ACPR en France, pour identifier les situations aberrantes qui génèrent des risques élevés pour les consommateurs ;
  • Se rapprocher des différentes autorités de supervision bancaires de l’Union Européenne pour concevoir ou améliorer les dispositifs de gestion du risque et réduire les risques de conflit d’intérêt dans la bancassurance.

Le 27 octobre 2022, l’EIOPA a organisé un webinaire[3] sur le sujet pour expliquer sa démarche et enfoncer le clou auprès des différents acteurs. L’EIOPA n’aurait pour le moment pas la volonté d’interdire le commissionnement, et n’a pas précisé ce qu’était un niveau de commissionnement qu’elle considérerait « normal ». Elle exige néanmoins que les bancassureurs évaluent leurs coûts pour garantir que les commissions sont cohérentes avec leurs coûts de distribution.

Il est clair que l’EIOPA s’assurera par la suite que les différents acteurs ont engagé des démarches volontaristes et crédibles en ce sens.

Un avertissement aux autorités de supervision nationales ?

En creux, l’EIOPA avertit également les autorités de supervision nationales.

En effet, parmi les cinq missions de l’ACPR, trois d’entre elles sont en effet « superviser le secteur bancaire dans le cadre du Mécanisme de Supervision Unique », « superviser le secteur de l’assurance » et « protéger la clientèle et renforcer la stabilité du secteur ». Par ailleurs, la législation française avait prévu des dispositifs renforcés pour lutter contre les conflits d’intérêt avant même l’entrée en vigueur de la Directive sur la Distribution d’Assurance.

Le sujet soulevé par l’EIOPA entre donc pleinement dans les travaux de l’ACPR, et elle s’en est d’ailleurs saisie en 2017 pour une « Recommandation sur le libre choix de l’assurance emprunteur souscrite en couverture d’un crédit immobilier »[i]. Mais point de rapport, recommandation ou sanctions sur ces conflits d’intérêts entre banquiers et assureurs pouvant nuire gravement à la clientèle.

Sans doute la situation va-t-elle évoluer après ce rappel à l’ordre de l’EIOPA, et que les contrôles sur pièces et sur place vont se multiplier. Les états-majors des bancassureurs sont certainement en train d’évaluer leur exposition et étudier les options qui s’offrent à eux.

Cela donne encore un peu plus d’arguments aux assureurs traditionnels et courtiers, en particulier dans le domaine de l’assurance emprunteur, à un moment où la loi Lemoine a bouleversé le marché : depuis le 1er septembre 2022, chacun peut résilier son contrat d’assurance emprunteur à tout moment pour la remplacer par un contrat concurrent, et même s’exonérer du redouté questionnaire médical si la quotité assurée par emprunteur est inférieure à 200 000 € !


[1] https://www.eiopa.europa.eu/media/news/eiopa-calls-better-value-money-bancassurance-warning-banks-and-insurers

[2] https://www.eiopa.europa.eu/document-library/report/thematic-review-credit-protection-insurance-cpi-sold-banks_en

[3] https://www.youtube.com/watch?v=6gZuhUh5qFA


[i] https://acpr.banque-france.fr/sites/default/files/media/2020/08/05/12._recommandation_2017-r-01.pdf